Discours de réception de Henry de Montherlant

Le 20 juin 1963

Henry de MONTHERLANT

M. Henry de Montherlant ayant été élu par l’Académie française à la place rendue vacante par la mort de M. André Siegfried y est venu prendre séance le jeudi 20 juin 1963 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Mon discours de réception à l’Académie française fut écrit deux mois après mon élection. L’article 18 des statuts de 1816 de l’Académie oblige le récipiendaire, après avoir fait l’éloge de son prédécesseur, à — je cite le texte — « traiter quelque sujet de littérature ». Il m’avait semblé alors qu’à la suite d’une oraison funèbre rien n’était plus convenable que de traiter ce sujet-ci : L’écrivain devant sa mort prochaine. L’écrivain devant la mort prochaine de son œuvre (la mort dans l’oubli, s’entend). Pour quelles raisons j’ai supprimé aujourd’hui ce second point, je vous le dirai en finissant. Faisons donc nos préambules, puis entrons dans M. Siegfried, et tenons-nous-y.

Messieurs,

Il est de politesse que l’Académicien reçu sous la Coupole remercie ses nouveaux confrères. Mais on peut remercier indirectement en rendant hommage à la compagnie qui vous accueille, et le meilleur de ces hommages ne serait-il pas le simple énoncé d’un fait concret, tel que celui que voici ?

Lorsqu’on se distrait à dresser la liste des écrivains dont l’opinion publique, dans son ensemble, pense qu’ils auraient dû être de l’Académie française, et qui n’en ont pas été, cela en s’arrêtant à la fin du XIXe siècle, on a la surprise de découvrir qu’ils sont une quarantaine. Oui, quarante : une seconde Académie. La maison d’en face.

Mais c’est ici qu’il faut voir cela de plus près. Parmi ces écrivains qui n’en ont pas été, il y a ceux qui n’ont pu en être à cause de leur profession, ou de leur jeunesse, ou de leurs dettes, ou d’un dossier là où il ne faut pas, ou d’une position politique claironnée avec trop de charmante naïveté. Et il y a enfin la troupe déconcertante des écrivains, depuis célèbres, qui ont posé sans succès, et sans l’ombre d’une chance de succès, leur candidature. De sorte que les auteurs qui, pouvant et devant en être, ont dit catégoriquement : « Non, je ne veux pas en être », sont en définitive très peu nombreux ; j’en connais trois ; il y en a sans doute d’autres. En tout ceci, j’ai voulu ne citer aucun nom, pour que vous vous amusiez à les chercher, supposé que cela vous amuse.

Et ainsi on arrive à cette constatation, que, jusqu’à ce jour — « jusqu’à ce jour », car il se peut que demain cela change, — presque tous les écrivains français, célèbres ou non, ont voulu être de l’Académie. Il y a un fait : l’Académie est accordée au tempérament français. Mon seul étonnement est qu’elle n’ait pas été créée par Clovis.

Messieurs,

L’article 18 de nos statuts de 1816 oblige tout Académicien qui est reçu à faire l’éloge de son prédécesseur. Cette obligation a une double nature. D’une part, elle peut forcer un spécialiste à entrer dans une spécialité très étrangère et fermée à la sienne, et à essayer d’en discourir, soit avec intelligence, soit avec un effort somme toute louable vers l’intelligence. Par là se trouvent concrétisés ces deux principes qui ont inspiré le fondateur de l’Académie, et qui marquent bien la date où elle fut conçue : faire un homme qui eût des notions de tout, et grouper des personnages dont chacun apportât ses connaissances particulières au profit d’un ensemble. D’autre part, dans cet article des statuts est imprimé le mot : éloge. On ne nous ordonne pas de faire une analyse, on nous ordonne de faire un éloge. Il s’agit bien de risquer — soulignons-le : ce n’est qu’un risque — de risquer d’avoir à faire l’éloge de quelqu’un dont nous ne partageons ni les convictions, ni les idées, ni les méthodes, ni le genre de vie, et dont nous n’estimons pas le talent. Il est indéniable que ce risque est celui d’une pesée sur l’esprit, dont un homme qui, durant toute sa carrière, n’a jamais dit que ce qu’il pensait, admis qu’un tel homme existe, doive se trouver étonné : à soixante-dix ans, soixante-quinze ans, pour la première fois d’une vie si longue, il devient pendant cinquante minutes un homme-mensonge, ou plutôt il est entendu pour tous que ce qu’il dit n’a pas à être pris au sérieux. Et comme il peut n’être pas de son caractère de rappeler insolemment qu’il est en service commandé, à la façon de Chateaubriand terminant son éloge du frère d’André Chénier par ces mots : « Ici, Messieurs, finit la tâche que les usages de l’Académie m’ont imposée... » Tels sont les deux aspects d’un discours sous la Coupole. Le premier le fait apparaître comme une œuvre, dirai-je « sympathique » ? fondée sur l’urbanité, qui n’est pas toujours une mauvaise chose, fondée surtout sur la plus haute fonction de l’esprit, à savoir de comprendre, ou de s’y efforcer. Le second le fait apparaître comme une œuvre qui à l’occasion peut être de contrainte sur l’esprit. Et si l’on accepte (car il est tentant de la récuser) la parole fameuse, que « toute notre dignité consiste dans notre pensée », voilà qui serait attentatoire à l’homme même, ce qui serait beaucoup.

Il est regrettable que ce second aspect ne soit pas resté inaperçu du public. C’est un académicien — je m’empresse de le préciser, car il faut toujours s’avancer à couvert quand on parle dans une académie — c’est un académicien qui me faisait remarquer qu’aucun discours académique, aucun fragment de discours académique, même d’un auteur parmi les plus grands, n’a jamais été retenu pour une anthologie de la littérature française ; il me disait, sans penser à mal sûrement, qu’il y a un habit vert dans le fruit. Mais quoi ! les Oraisons funèbres de Bossuet, qui sont tenues pour des chefs-d’œuvre, ne sont-elles pas du même genre qu’une oraison funèbre académique ? À cela le malveillant répondra que l’Oraison funèbre d’Henriette d’Angleterre fait croire à Bossuet, et peut-être même, dans un terrain bien préparé, fait croire à Dieu. Mais qu’elle ne fait pas croire à Henriette d’Angleterre.

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Lorsqu’on pense à M. André Siegfried, on pense avant tout à un homme qui s’est intéressé passionnément à son époque, et qui l’a sans doute aimée passionnément, car il ne la blâma jamais qu’avec modération, et dans ce qu’elle est, et dans ce qu’elle va être, à quoi il se fût adapté sans trop de peine, s’étant déjà adapté beaucoup : le changement de civilisation qu’il prévoit, comme nous tous, ne semble pas l’émouvoir autrement, il en constate et analyse les signes sans plus. On pense aussi à un homme qui est né quand il le fallait, parmi les engouements et les instruments mêmes qui pouvaient le mieux apaiser sa curiosité planétaire ; ce n’est certes pas lui qui eût dit avec Tolstoï : « Il est impossible que des hommes qui ont renoncé à penser ne s’émerveillent pas devant des aéroplanes. » Pascal veut que tout notre mal vienne de ce que nous ne sachions pas rester dans une chambre. M. Siegfried est sorti sans cesse de sa chambre, et il lui en est advenu un bien infini. Le tapis volant sur lequel il fit et refit le tour de ce globe est un morceau détaché du tapis de velours qu’il foula tout le long de sa carrière. Personne dans la France de ce siècle n’a été de son vivant plus reconnu, plus loué, plus comblé que André Siegfried : il est comme impossible de lire à son propos autre chose que des panégyriques. On s’en effraye presque pour lui lorsqu’on a trouvé sous sa plume cette phrase : « Voulez-vous nuire à quelqu’un ? N’en dites pas de mal. Dites-en trop de bien. »

La curiosité de M. Siegfried, qu’il garda jusqu’à sa fin, qui fut à quatre-vingt-quatre ans, n’est pas plus une qualité ou un défaut que n’est qualité ou défaut d’avoir les cheveux blonds ou les cheveux bruns. Montaigne a écrit des choses peu aimables pour la curiosité chez les grands vieillards. S’intéresser à quoi que ce soit d’un monde qu’on va quitter à jamais dans quelques années ne satisfait pas la raison : les philosophies sont une question d’âge, cela, on ne l’a jamais dit ; l’« à quoi bon ? » est discutable dans une bouche de vingt ans ; il ne l’est pas dans une bouche de soixante. Mais cet intérêt presque posthume pour le monde a quelque chose d’une vertu, on en convient, par la tenue, la domination de soi, le courage en un mot qu’il implique. D’autre part, la société se sent justifiée de prendre à cœur mille babioles de la terre, quand elle voit un vieillard les prendre à cœur aussi fort qu’elle. La curiosité chez les grands vieillards a de nos jours très bonne presse. Elle fait partie des attributs obligés de l’homme vraiment moderne, c’est-à-dire de l’homme idéal, comme on sait.

Je m’arrête un instant après avoir prononcé ce mot « vieillard ». À quatre-vingt-quatre ans, André Siegfried était-il un vieillard ? Six mois avant sa mort, il nageait en mer dans la baie d’Antibes : c’est son compagnon de nage qui me l’a dit. Il faut bien quand même prononcer ce mot, les Romains nous y forcent, qui nommaient senex tout homme de soixante ans. Mais on ne peut le prononcer ici qu’en rappelant la jeunesse magnifique d’André Siegfried, que nous aurons d’ailleurs l’occasion de rappeler plus loin à un autre propos.

André Siegfried est l’homme du concret. Il s’y ébat comme dans la baie d’Antibes. Chiffres, dates, statistiques, graphiques, cartes, et puis d’autres statistiques, d’autres graphiques, d’autres cartes sur le même sujet, faits à une autre date. Ah ! nous n’avons pas affaire à un abstracteur de quintessence ! Tout ceci précis, minutieux, clairement conçu, et clairement écrit. Lorsqu’on a sous les yeux, polycopié, un des cours d’André Siegfried à l’École des Sciences Politiques, on voit tout se présenter — titres, sous-titres, divisions et sous-divisions multiples, mots et phrases soulignés de façons diverses — avec la netteté, l’économie, et la pureté d’écriture d’une fugue de Bach. Cela faisait une forte impression sur ses auditeurs. Depuis Bergson, il a été, avec Alain, le professeur le plus écouté de Paris. Ils disent de lui, ces auditeurs : « C’était un maure », et aussi : « C’était un monsieur. » Son allure anglo-saxonne, disent-ils encore, n’était pas guindée : naturellement flegmatique, mais avec un esprit si français ! Il a fait un peu, semble-t-il, pour les Sciences Politiques, ce que Bergson a fait pour la Philosophie. Bergson a exposé, dans la langue de Voltaire, tout le dédale du subconscient moderne, ce que Siegfried a fait avec sa matière liée intimement au contemporain. On songe au mot de Vauvenargues : « La clarté orne les pensées profondes. » À celui de Valéry : « La véritable beauté ne s’exprime jamais sous un voile. » À celui de Rodin, parlant de la sculpture grecque : « La raison pour laquelle l’antique est aujourd’hui mal compris, c’est qu’on ne l’aborde pas avec les idées assez simples. »

André Siegfried a écrit : « Le sens de la composition est aussi nécessaire au jugement que le sens des proportions : il ne suffit pas de connaître les proportions des choses ; il faut, par une composition qu’on peut qualifier d’artistique, les mettre à leur place dans un ensemble dont l’harmonie constituera la vérité. » Tout est excellent dans cette phrase, fors les derniers mots. Harmonie et vérité sont deux notions tout à fait différentes, et l’on peut imaginer un discours harmonieux à l’extrême, et qui serait accordé à un soin subtil de ne pas aller au fond des choses.

Il semble objectif. Pourquoi « semble» ? Ce verbe paraît désobligeant. Nous disons « semble » parce que la plupart d’entre nous n’ont pas de compétence dans les sujets qu’il a traités ; nous ne connaissons pas le dossier. Lorsqu’il écrit des maximes, nous avons une expérience de la vie qui nous permet d’approuver ou de mettre en doute. Mais combien d’entre nous savent la situation réelle des États-Unis en 1927 ? Il y a des gens qui ont été au courant de cette situation, et qui ont dû écrire des articles sur le livre qu’André Siegfried lui a consacré. Peut-être y ont-ils vu des erreurs, des omissions, des interprétations tendancieuses. Peut-être l’ont-ils accueilli avec enthousiasme. Cela, en tout cas, ne nous est pas parvenu. M. Siegfried est pour nous un professeur. Il donne une impression vive de connaître ce dont il parle, et d’en parler sans passion. Nous le suivons de confiance. Magister dixit.

Nous ignorons s’il a dit la vérité. Mais nous n’ignorons pas ce qu’il a dit de la vérité. Il a dit : « Il faut estimer ceux qui ont le courage moral de voir, le courage humain de dire. » La phrase est intéressante, à deux restrictions près. Premièrement, voir clair ne demande pas de courage ; cela aussi, comme la curiosité des vieillards, ce n’est rien de plus qu’une disposition de l’esprit. Secondement, il peut y avoir souvent du courage à dire, mais on peut renoncer à dire non pas par manque de courage, mais seulement par raison : toute la sagesse orientale, du temps qu’il y avait une sagesse orientale, vantait un silence fondé non sur la peur, mais sur des arguments de raison.

Le « courage moral » de voir, disait André Siegfried. « Moral » : sautons sur ce mot. Y a-t-il un apport moral d’André Siegfried, distinct de l’apport moral qu’apporte sa discipline d’esprit ?

Son esprit donne l’impression d’être si libre que par moments nous serions tentés de nous demander si cette pensée libre ne frôlait pas la libre pensée. Mais non, il n’en est pas question. Il vivait son christianisme, qui est la seule attitude concevable si on y croit : croire au christianisme, et ne pas le vivre, c’est le fait d’un aliéné. On nous dit — est-ce un symbole devenu légende ? — qu’il lisait un peu chaque matin de La Fontaine et de la Bible, ce qui signifierait qu’il satisfaisait en soi et le moraliste et la personne morale. Cependant André Siegfried est resté très discret sur cette partie morale de l’homme, tant la sienne que celle de l’homme en général. Protestant, officiel, et, si on l’ose dire, officiel de toutes parts, il était bien en place pour être un moralisateur. Cette tendance est absente de son œuvre ; son absence saisit ; nous permettra-t-on de dire que d’aucuns la regrettent un peu ? Aux basses époques, où le bon ton est d’être ordurier ou complaisant à l’ordure, on serait heureux qu’un auteur respecté bravât les ricanements du bon ton, en prenant position sur la morale, et écrasât de son mépris ce qui ne mérite que le mépris.

S’il n’a pas été un moralisateur, il a été un moraliste, et comme il a écrit que c’était cette partie-là de son œuvre qu’il avait surtout à cœur, nous allons nous attarder un instant sur elle, certains de ne pas le trahir.

Mais il y a une autre partie de son œuvre qu’il est impossible de ne pas signaler. On peut lire une douzaine d’ouvrages d’André Siegfried, sans le connaître. Puis on lit Géographie poétique des cinq continents, et c’est avec une sorte de stupéfaction. On perdrait beaucoup à n’avoir pas lu cet ouvrage, et d’abord on percevrait moins bien la pente de son auteur vers l’universalité de l’esprit. Tandis qu’il parcourt le globe, cet homme de méthode fait deux parts de ce qu’il engrange : la part disons d’économie politique, qui ira dans certaines de ses œuvres, et la part du peintre et presque du poète, qui ira dans une autre. Quel œil ! comme cet œil enregistre bien ! et, souvent, quelle réelle sensibilité ! Est-ce là l’auteur du Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République ? Si je ne craignais de blesser son ombre, je dirais qu’il me touche davantage comme homme sensible que comme moraliste, où il est un peu facile. Et aussi le voici artiste, lui qui a écrit cette phrase qui suffirait pour envoyer aux galères tel autre littérateur que je sais, si c’était lui qui l’avait écrite : « L’artiste n’a besoin que d’une approbation : la sienne. » Certaines pages de la Géographie poétique pourraient être signées par Loti, non le Loti trop féminin, le Loti des points de suspension, mais l’auteur injustement oublié de plusieurs livres dignes de beaucoup de respect. Cependant André Siegfried, toujours les pieds sur la terre, ajoute à ses paysages et à ce qu’on aurait appelé jadis ses « états d’âme » un élément concret, que méprisait Loti. Nous sommes au milieu d’un enchantement, la baie de Rio ou les côtes ouest de l’Irlande, et soudain voici des chiffres, l’ébauche d’une statistique très peu, mais la tentation a été trop forte ! Cela n’est pas gênant cela tend à montrer la vie en son entier. C’est, je crois, parmi ces pages charmantes M. André Siegfried nous fait voir que tout, dans le monde, doit nécessairement devenir de mauvaise qualité, pour s’aligner sur le mode de production industrielle inventé par les États-Unis. Et comme les productions de l’esprit suivent de façon fatale les productions matérielles, la remarque va loin. Seulement, cette seconde remarque, il ne la fait pas. À mainte reprise, ici et ailleurs, on le voit s’arrêter au bord du profond, soit par manque de puissance, soit plutôt par volonté de ne pas aborder certains sujets.

Cette « découverte » d’André Siegfried confirme une pensée qui nous est familière : elle est que, pour parler avec équité d’un écrivain, il nous avoir tout lu de lui, et tout se rappeler. Cela semble aller de soi, mais les conditions de la vie actuelle le rendent quasiment impossible, sauf peut-être pour les critiques de profession.

Ce qui se passe pour la Géographie poétique des cinq continents se passe pour Les Voies d’Israël. Plus que d’autres, André Siegfried s’est manifesté sous des formes si diverses qu’on ne peut pas s’abstenir d’avoir lu un seul volume de lui, si on veut le juger. Et, si on voulait le juger bien, il faudrait lui consacrer deux ou trois discours de la longueur de celui-ci, ce qui serait très facile. Les Voies d’Israël, essai d’abrégé et d’interprétation de la religion juive, est un livre court, qu’il semble avoir écrit en se jouant, et dans lequel il déblaie en cent soixante-quatorze pages « aérées » la matière complexe du judaïsme éternel. Ici il ne décrit pas un état qui demain va être périmé, il décrit et commente un état dans sa suite millénaire, et comme il le fait avec une ferveur et une connaissance du sujet qui expliquent cette visible facilité — le mot « limpide », qu’on employa souvent pour qualifier son œuvre, a plus que partout ailleurs sa raison d’être ici, — il se trouve qu’il a écrit avec ce livre, à mon sens, son livre le plus accompli et le plus durable. Si l’on songe en outre qu’il l’écrivit à quatre-vingt-trois ans, on est émerveillé par la lucidité et la maîtrise de cette intelligence, comme par un phénomène extraordinaire de la nature. Nous couvrant de Montaigne, nous avons parlé avec réserve de la curiosité chez les grands vieillards. Ici il n’y a pas curiosité : il y a un grand vieillard qui expose, avec une clarté qui la rendrait compréhensible et assimilable par un garçon ou une fille de dix-sept ans instruit, une matière difficile mais dont il a été pénétré toute sa vie (car, n’en doutons pas, Les Voies d’Israël est « le livre de sa vie »). Cela impose la plus vive admiration.

… Je relis ces dernières pages un long temps après les avoir écrites : eh bien ! c’est du beau ! J’y professais qu’on ne devrait jamais parler d’un auteur dont on n’a pas lu tous les livres, sans en excepter un seul, et je disais que cette remarque concernait André Siegfried plus que quiconque. Et voici que, ce discours écrit et bouclé, il y avait toujours deux livres de lui que je n’avais pas lus ! J’obtins ces deux livres. Un soir de février dernier, qui était précisément un jour où il y avait eu un sérieux incident politique, j’eus sur ma table un gros in-8 carré à la couverture jaunie, et dont nombre de pages, Dieu me pardonne, n’avaient pas été coupées : La démocratie en Nouvelle-Zélande, thèse présentée à la Faculté des Lettres par André Siegfried en 1904. La démocratie en Nouvelle-Zélande, au millésime de 1904, en 1904. La démocratie en Nouvelle-Zélande, au millésime de 1904, en trois cent cinquante pages drôlement tassées (plutôt sept cents pages), et cela un jour d’alerte, est-ce que vous ne trouvez pas que c’était attendrissant ? Je tournai quelques feuillets du volume, et voilà que tout de suite je fus envoûté. Faut-il dire « envoûté » ? Le mot est peut-être un peu fort : je fus pris. Des semaines durant, je suivis chaque soir dans le journal le roman policier de la France contemporaine, et dans l’in-8 carré le roman psycho-économique de la Nouvelle-Zélande de 1904 ; tout cela était pour moi sur le même plan, c’est un défaut de la vue que j’ai. Je n’avais jamais entendu parler de la Nouvelle-Zélande, et les compatriotes auprès de qui je m’informai n’en savaient pas plus que moi : l’un me dit que c’était la Thaïlande d’aujourd’hui, l’autre que c’était une presqu’île située au nord de la Finlande. De l’in-8 carré je voyais surgir un étonnant pays où, par un Acte de 1889 relatif à l’Immigration, « les idiots n’étaient pas admis à débarquer », où la baisse de la natalité était encouragée, où les ouvriers avaient de la vénération pour les nobles, où la presse était sérieuse et incorruptible. De sorte que d’abord je ne doutai pas une seconde que la Nouvelle-Zélande ne fût un pays de rêve (de rêve ou de cauchemar, selon l’homme que vous êtes), quelque Atlantide inventée de toutes pièces par un aède modern-style, qui aurait écrit avec fougue l’Iliade d’une colonisation : le « droit des armes », comme disait l’aède. Plus tard il fallut en rabattre : la Nouvelle-Zélande existait, ou avait existé. Il restait d’elle la thèse universitaire d’un jeune Français enthousiaste et exact, informé comme il n’est pas permis de l’être, et qui pour un rien faisait le tour du monde, à une époque où les choses de ce genre étaient sans vulgarité.

La Démocratie est son premier livre. Et Les voies d’Israël le dernier publié de son vivant. Entre eux deux, plus d’un demi-siècle. Il était tout entier dans ce premier livre. Il est tout entier dans le dernier.

Quand j’avais aperçu pour la première fois sur ma table cette montagne de compétence — je parle de la thèse de M. Siegfried, — j’avais songé à ces montagnes dont il est parlé dans tel poème hindou de jadis, où les montagnes ont des ailes, et s’envolent et se perdent dans le ciel, jusqu’à ce qu’on ne les aperçoive plus. Et c’est avec cette image que je ferme ma parenthèse et raccroche mon discours où je l’avais laissé. — Bien des raisons empêchent de prévoir les places qui seront données demain aux ouvrages de l’esprit et des arts nés hier et aujourd’hui chez nous, et soumis à la plus vaste entreprise de faux-monnayage international que le monde ait jamais connue. Sans doute plus d’un de nos gouvernements à venir se souviendra-t-il comme il faut de l’existence d’André Siegfried, intervention de nos jours importante sinon nécessaire pour qu’une œuvre survive, pour que la montagne ne s’envole pas et reste à notre portée sur la terre. Mais l’exemple de mainte célébrité littéraire du XIXe siècle montre que les gouvernements se lassent à la longue et abandonnent la mémoire des hommes même de leur appartenance, une fois que le vent n’y est plus. Il y a une mélancolie dans tant de beaux travaux qui se dissipent en trois ou quatre lustres, ou bien moins encore, quel que soit le talent, quelles que soient les vertus de tout ordre qu’y aient apporté leurs auteurs, et on se demande si ceux-ci, à certaine heure de leur carrière, ont vu clair et ont été atteints d’un rayon de cette mélancolie. Que ne s’exaltent-ils plutôt de disparaître tout entiers ! Mais le néant n’a pas la cote en France.

Quoi qu’il en soit, André Siegfried a marqué lui-même avec honnêteté les limites de son œuvre. Traçant en 1940 le tableau du monde économique et social tel qu’il lui apparaissait alors, il écrivait : « Nous n’arrivons pas à nous imaginer ce que serait le monde tout entier si l’Inde venait à échapper à la Grande-Bretagne, si l’Indochine échappait à la France, si les Indes néerlandaises échappaient à la Hollande. » À la fin d’un petit livre très agréable où il nous livre des recettes de technicien pour « savoir parler en public », il constate que « la machine, sous la forme du micro et de la radio (...), est en train de changer les règles traditionnelles auxquelles jusqu’ici nous nous sommes le plus souvent référé », et qu’ainsi — ce sont ses propres termes — « il se pourrait que bientôt les pages qui précèdent n’aient plus qu’une signification rétrospective ». Note identique à la fin d’une étude parue dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1941 : « Quel que soit l’avenir, il semble difficile que la civilisation occidentale (...) conserve les caractéristiques qui nous ont permis de décrire sa personnalité. » On pourrait multiplier les citations de cette espèce, qui laissent rêveur. On a beaucoup loué André Siegfried de s’intéresser au temps présent. En réalité il est un homme du passé, puisqu’il ne parle que d’un présent qui va devenir tout de suite du passé, et qu’il n’en parle pas d’une façon telle qu’il n’y ait pas de passé, qu’il n’y ait que du présent. Un travail aussi attachant que son travail sur les États-Unis (qu’il faut rapprocher de la Démocratie aux Etats-Unis de Tocqueville), son monumental Tableau politique de la France de l’Ouest, vrai chef-d’œuvre du genre, portent ainsi leurs dates fatales : 1913, 1927. De là que cet homme attiré si essentiellement par ce qui passe a pu soupirer quelquefois après l’homme en ce qu’il a qui ne passe pas. Et de là ses Maximes.

Il a écrit « qu’un homme de gouvernement n’avait pas à publier ses observations sur les hommes, ni les secrets qu’il avait découverts sur la conduite des hommes ». Non, bien entendu, pendant qu’il fait marcher la mécanique : pas si bête. Mais pourquoi pas plus tard, quand il a passé la main ? Ainsi fit, entre autres, Romanones, préfacé justement par Siegfried. Et lui à plus forte raison, qui n’avait pas été homme de gouvernement, pourquoi ne l’a-t-il pas fait davantage ? Ses observations générales tiennent dans le petit livre de cinquante-quatre pages intitulé Quelques maximes, le commentaire de cinquante pages qu’il a donné à certaines fables de La Fontaine, et sa courte préface à la traduction française d’autres maximes, celles du comte de Romanones.

Pour lui, la maxime vient d’« une sorte de protestation », elle est « une mise au point relevant de la sincérité ». Là-dessus l’honorable récipiendaire et son honorable prédécesseur ne sont pas d’accord. Pour nous, la définition de la maxime est tout autre, et bien plus simple : elle est, sans plus, une observation des hommes, avec tendance (souvent fâcheuse) à s’ériger en règle générale. Isolées comme on les présente, les maximes poussent souvent leur auteur à les fabriquer en vue de l’effet ; et alors vient la réponse stéréotypée, sinon du public, du moins du critique professionnel, car le public est plutôt sans réponse : à savoir que les maximes ne sont que des boutades, ou des paradoxes, ou du brillant faux, et qu’il n’en est pas une dont les termes ne puissent être retournés sans la moindre gêne ; le tout ressortissant au jeu de société. Notre réplique est que ces mêmes observations, placées dans un développement étendu, non seulement eussent cessé d’être voyantes, et par là provocantes, mais eussent donné un intérêt humain à des exposés sociologiques, ou de la profondeur à des livres d’histoire.

André Siegfried distingue trois attitudes à l’égard du comportement humain : le réalisme, l’hypocrisie et le cynisme. Les réalistes sont ceux qui voient les choses telles qu’elles sont, « et il faut pour cela, moins encore que beaucoup de pénétration, une grande honnêteté intellectuelle ». Les hypocrites n’ont pas cette honnêteté : « Ils affirment au dehors ce qu’ils savent n’être pas vrai. » Les cyniques se classent auprès des réalistes, mais « avec cette différence qu’ils éprouvent une joie satanique de constater le mal ». Le réalisme est moins propre à l’action que l’hypocrisie ou le cynisme ; il est surtout le fait du contemplateur. — Est-ce que vous ne sursautez pas un peu ? Comment le réalisme, c’est-à-dire la vision des choses telles qu’elles sont, pourrait-il être autre chose que la meilleure base de départ en vue de l’action ?

André Siegfried dit que « la distinction du réaliste et du cynique est souvent difficile à faire, le réaliste étant naturellement plus près du cynique que l’hypocrite, pour cette bonne raison que les hommes sont par essence plus proches du mal que du bien ». Et encore : « Les hommes savent assez qu’ils sont mauvais, mais ils n’aiment pas qu’on le leur dise. Cela leur ferait pourtant le plus grand bien. » Et encore : « Nous appelons cynisme la vérité qui ne nous plaît pas. » Pourtant l’œuvre d’André Siegfried est rassurante ; il le fallait. Il ne craint pas d’écrire, par exemple : « À la longue, c’est la vérité qui triomphe », pensée contre laquelle se rebiffe toute l’histoire : chefs de peuples, fondateurs d’idéalismes, apôtres, écrivains, meneurs déclarés ou occultes du monde, tous ceux qui misent sur l’imposture mettent dans le mille ; la société a tellement besoin de l’imposture que, chaque fois qu’une imposture crève, l’homme que l’on dit « normal » ne sait plus quoi faire ni ce qu’il est ; il dépérit ou meurt, ou plutôt il en invente une autre. On n’a pas manqué de tirer André Siegfried dans ce sens optimiste. On a écrit qu’il avait « foi dans les destinées de l’humanité ». Mettons qu’il était de nature un réaliste, mais que sa situation sociale l’obligeait à nous ouvrir de temps en temps une échappée sur le ciel bleu.

Ce moraliste, qui étudia l’homme, étudia l’homme strictement devant la vie. J’ai lu de lui une quinzaine de livres ; je n’y ai trouvé que trois fois le mot mort, et une fois c’était dans une citation de La Rochefoucauld. Ni le journalisme, ni les États-Unis, ni un certain bonheur de carrière ne prédisposent à parler de la mort. M. André Siegfried n’a pas parlé de la mort. Nous allons en parler pour lui.

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Ici finissait, Messieurs, la partie de mon discours consacrée à André Siegfried. Pourquoi ai-je supprimé la seconde partie, dont je vous rappelle le sujet : « L’écrivain devant sa mort prochaine. L’écrivain devant la mort prochaine de son œuvre » ? Pour diverses raisons, que voici.

La première est que le discours, dans sa version originale, eût duré une heure et dix minutes. Je ne sais quel auteur, que je crois pourtant bien connaître, a écrit : « Un homme rédige sa défense pour sauver sa tête, et on lui dit : « Faites court ». » Moi aussi, touchant le présent texte, des autorités m’avaient dit : « Vous allez ennuyer tout le monde. Faites court. » En le réduisant j’ai obéi, comme je le fais toujours, aux avis que j’avais reçus des autorités.

La deuxième raison est plus discutable. Ma seconde partie risquait de gêner, de troubler, de peiner quelques-uns de mes confrères. « Et moi donc, me répondais-je, croit-on qu’elle ne me gêne pas ? Est-ce que j’ai vingt-cinq ans ? Ne puis-je pas faire supporter aux autres ce que je me fais supporter à moi-même ? Et ne serait-il pas bizarre qu’il fût malséant de convoquer la mort dans un discours dont le principe est d’être une oraison funèbre ? » Et encore « Faut-il donc un habit ecclésiastique pour avoir la permission de parler de la mort devant les rois ? » — Mais j’avais beau me dire tout cela, et le savoir bon, je craignais d’en chagriner plusieurs. Cela l’a emporté.

La troisième raison est peut-être celle qui mérite le plus de retenir votre attention. Mon second point étudiait la situation de l’œuvre écrite, dans le monde contemporain, en rapport avec la postérité. Or, entre juin 1960 et aujourd’hui, cette situation s’est précipitée d’un tel cours que notre second point en est devenu caduc ; c’est presque entier que nous devrions le récrire. Et le récrire comment ? À quelque époque que ce soit, et sur quelque planète que ce soit, ce n’a jamais été l’habitude qu’une tribune publique soit un lieu où l’on dise la vérité. Les relations de la chose écrite avec les puissances qui ont le pouvoir de la diffuser un peu, beaucoup, passionnément, ou pas du tout, c’est un sujet qu’il faudrait traiter d’une manière qui n’est pas de mise dans cette enceinte. On vous l’a épargné.

J’en ai donc fini d’un discours tronqué, et il m’est revenu que je ferais bien de lui mettre au moins une péroraison. Quelle péroraison ? Retournons à André Siegfried, faisons-lui cette triste et dernière courtoisie. Nous l’avons quitté en disant qu’il n’avait pas beaucoup parlé de la mort. Et enfin il est mort, lui aussi. Quand l’âme, au fracas des tonnerres de l’avant-mort, se réveille et, stupéfaite de devoir disparaître, s’écrie : « Quoi ! alors que je ne faisais que commencer ! », il s’est levé devant cette chose qui, comme dit Nietzsche, « fait cesser toute espèce de plaisanterie ». Le voici nu, tel qu’il apparaîtra dans la vallée de Josaphat, je dis cela puisqu’il était chrétien. C’en est fini de la curiosité. C’en est fini des aéroplanes. C’en est fini de l’importance. Et vous voici plus proche de moi, Monsieur, qui vous ai succédé ici, et qui dans peu de temps vais vous suivre où vous êtes. Il y a une amitié dans l’après-mort, comme dans ces ossuaires que hantait ma jeunesse, où tous les corps à ce point se ressemblaient ; bientôt on va pouvoir nous prendre l’un pour l’autre, ce qui était difficilement concevable pendant nos vies. Pour en arriver là, ce n’était pas la peine que je vous contrarie un peu dans ce discours.

Un de nos confrères, membre de cette compagnie, a écrit qu’à certaine réception académique « le public en face de (lui) n’était plus qu’une toile peinte, et les personnages pressés sur les gradins n’avaient pas plus de réalité que certaines peintures foraines des baraques de (son) enfance ». Le confrère est formel sur l’irréalité du public académique ; il se tait sur la réalité ou l’irréalité des académiciens. Quoi qu’il en soit, c’est l’avenir surtout qui donne la mesure de tant de trouble irréalité. Plutarque dit d’un de ses héros qu’il « se précipitait dans l’indifférence de l’avenir ». Nous nous précipitons tous dans l’indifférence de l’avenir ; ce que nous avons fait et ce que nous n’avons pas fait va dans quelques jours être devenu identique. Et malheur à ceux qui survivent un peu dans la mémoire de l’avenir : cette contrefaçon immortelle que l’on aura arrangée d’eux, s’ils la voyaient et s’ils le pouvaient, ils l’arracheraient elle aussi comme ils ont été arrachés eux-mêmes. — Mais arrêtons-nous, il en est temps, la vérité nous gagnait de la main. Nous avons assez fait pour notre péroraison.